En vue des élections
présidentielles aux Etats_ Unis, Henry Kissinger a mis à jour dans
le Washington Post le cadre de sa vision stratégique.
Sans doute , Kissinger est le principal conseiller du candidat
républicain John McCain en Matière de politique étrangère L’autre
éminence de la politique étrangère américaine, Zbigniew Brzeziski,
compte parmi les conseillers du candidat Barack Obama. En revanche,
il n’est pas certain qu’il jouisse de la même autorité dont jouit
Kissinger dans ses relations avec McCain. Hillary Clinton bénéficie,
dans son staff de campagne, de la présence de Richard Holbrooke,
artisan des accords de Dayton sur la Bosnie ; dans son cas pourtant,
il s’agit davantage d’une véritable candidature au poste de
secrétaire d’Etat que du simple rôle de consultant:
Kissinger déplore la
pauvreté du débat américain au sujet des
»trois
révolutions«
qui sont selon lui, en train de
modifier l’ordre international «La
transformation du système traditionnel des Etats en Europe ; le défi
que représente l’islamisme radical pour les notions traditionnelles de
souveraineté’ le déplacement du centre do gravité des affaires
internationales do l’Atlantique au pacifique et à l’Océan Indien ».
Le trait commun de ces trois
tendances à la transformation est le poids différent qu’y jouent la
notion d’intérêt national et le rôle historique de l’Etat-nation. Sur
ce point, Kissinger reprend la thèse qu’il avait développée dans La
nouvelle puissance américaine (Paris, 2003), ouvrage avec lequel
il avait cherché à influencer en 2001 la campagne électorale dont
George W. Bush est sorti vainqueur. Selon l’analyse de Kissinger, les
relations globales sont caractérisées : 1) par un cadre « post
national » (les relations entre pays européens, mais aussi, en
partie, entre l’Europe et les Etats-Unis) ; 2) par un cadre asiatique,
où joue encore la classique « balance de puissance » entre
Etats souverains ; et 3) par un cercle « pré national » ou « pré
westphalien » (la zone du Moyen-Orient) où les lignes de faille
ethniques ou confessionnelles dominent et traversent les frontières
des Etats, une situation similaire à celle de l’Europe des guerres de
religions et de la Guerre de Trente ans.
D’après Kissinger, l’idée que
les tensions entre les Etats-Unis et l’Europe proviennent du « prétendu
unilatéralisme » qui aurait caractérisé la présidence de George
W. Bush est très répandue. La nouvelle administration démontrera
néanmoins que la cause est plus profonde, étant donné son rapport avec
les différents caractères de la souveraineté nationale sur les deux
rives de l’Atlantique. Les Etats-Unis seraient encore « un Etat-nation
traditionnel », où l’intérêt national est considéré de manière
plus profonde et mieux partagée que sur le Vieux Continent.
En Europe, un processus de
transformation politique encore inachevé se traduit par un déficit
politique dans la capacité d’action internationale : « Epuisées par
deux guerre mondiales, les nations européens ont accepté de transférer
des éléments significatifs de leur souveraineté à l’Union européenne.
Les loyautés politiques associées à l’Etat national ont cependant
montré qu’elles ne pouvaient être transférées automatiquement.
L’Europe est dans une phase de transition entre un passé qu’elle tente
de dépasser et un futur qu’elle n’a pas encore atteint, mais au cours
du processus, la nature de l’Etat européen s’est transformée. Avec la
nation qui ne se définit plus sur la base de son propre destin mais
dans une cohésion avec l’Union européenne qui reste encore à démontrer,
la capacité d’une grande partie des gouvernements européens à réclamer
des sacrifices à leurs citoyens s’est drastiquement réduite ».
Kissinger ramène les tensions
rencontrées par l’Alliance atlantique à ces différents aspects de la
souveraineté, même si, curieusement, il ne cite que l’Afghanistan, et
non la guerre en Irak. Il nous semble que cette manière si fortement
conceptuelle d’aborder la transformation de la souveraineté l’autorise
aussi bien à négliger les différences effectives entre les intérêts
stratégiques qu’à insister sur l’image d’une Europe encore
attardée au milieu du gué vers son unification politique.
Au contraire, le sommet de
l’OTAN organisé à Bucarest a montré que les différences stratégiques
sont réelles et que l’axe entre Paris et Berlin a été en mesure de
repousser les manœuvres intrusives des Etats-Unis. Parmi celles-ci, le
plan prévoyant d’élargir l’Alliance atlantique à la Géorgie et
l’Ukraine, que avait aussi bien pour but de conditionner Moscou que
d’éloigner la Russie de l’Union européenne.
Pour Kissinger toujours, la
faiblesse des Etats du Moyen-Orient provient de leur origine, entre la
crise de l’Empire ottoman et la domination coloniale européenne : « à
la différence des Etats européens, leurs frontières ne renvoient pas à
des identités ethniques ou à des différences linguistiques, mais aux
équilibres auxquels sont parvenus les puissances européennes dans leur
confrontation en dehors de la région ».
S’il insiste sur la menace que
représente l’Islam radical pour des structures étatiques déjà fragiles,
il apparaît pourtant que la question centrale est la présence
stratégique dans le Golfe.
L’intérêt porté à cette région
est « vital pour la sécurité et le bien-être des puissances
industrielles » et « l’option d’un retrait de cette zone est
impensable ». il nous semble que l’accent mis sur la fragilité « pré
westphalienne » de ce système d’Etats laisse sous-entendre le
vide de puissance dans la région et, par conséquent, l’intérêt
stratégique qu’il y a pour les Etats-Unis à la diriger. Malgré la
rhétorique sur le retrait des troupes engagées en Irak, les trois
candidats actuels à la présidence américaine sont d’accord sur la
nécessité vitale d’une présence à long terme dans le Golfe.
La troisième tendance, le
déplacement en Asie du centre de gravité des relations globales,
confère – selon Kissinger – une influence à de nouveaux acteurs qui
conservent les caractéristiques traditionnelles de la puissance
étatique. Ainsi, la Chine, le Japon, l’Inde et, en perspective,
l’Indonésie « se considèrent mutuellement comme se considéraient
jadis les protagonistes de la balance de puissance en Europe ».
Un déplacement aussi
gigantesque des rapports de force ne s’est jamais produit par le passé
sans une guerre, comme l’a montré l’émergence de l’Allemagne à la fin
du XIXe siècle. D’après Kissinger, la clé de la question réside dans
la relation entre les Etats-Unis et la Chine : « Un
rapport hostile laisserait chacune des deux puissances dans la
situation de l’Europe à l’issue des deux guerre mondiales, en proie à
un conflit autodestructeur alors que les autres puissances
conquérraient la suprématie ».
L’Union européenne est eu milieu
du gué et il y a un vide de puissance à combler dans le Golfe. Dans
cette situation, on a l’impression que, parmi les nombreux motifs de
convergence entre Washington et Pékin, Kissinger laisse percer
l’intention de conditionner, voire de freiner la consolidation de
l’Union européenne. Cependant, le renforcement relatif de l’Europe
doit être compté parmi les conséquences stratégiques probables de la
crise, à commencer par le déclin de la capacité d’influence des
Etats-Unis par le biais des équilibres libre-échangistes du
« Washington Consensus ».
Des actions et des réactions
dans la balance de puissance globale seront inévitables.
(Lotta
comunista, Avril 2008)